Chapitre 11
Le lendemain, sous un ciel grisâtre, Richard et Kahlan partirent seuls dans les plaines battues par un vent glacial. Le Sourcier désirait s’éloigner des gens et des bâtiments pour admirer en paix le ciel et la terre. Ils marchèrent en silence, les bourrasques qui fouettaient les hautes herbes jaunies faisant voleter les pans de leurs manteaux. Richard voulait aussi tirer quelques flèches pour conjurer un moment ses migraines. Kahlan n’avait pas d’autre objectif que d’être avec lui…
Il lui semblait que l’éternité, qui leur paraissait promise deux ou trois jours plus tôt, coulait entre leurs doigts comme du sable. Kahlan brûlait de se battre, mais ignorait comment. Tout ce qui allait bien, d’un coup, avait tourné à la catastrophe.
Elle doutait que Richard accepte le Rada’Han, quoi que lui disent les Sœurs de la Lumière. Apprendre à contrôler le pouvoir, peut-être, mais pas à porter un collier ! Et s’il refusait, il mourrait. Après ce qu’il lui avait révélé – et tout ce qu’il lui avait caché pour ne pas la blesser – comment espérer qu’il se plie aux volontés des Sœurs ? Et comment le lui demander ?
Malgré tout, s’éloigner du village, hors de portée du regard inquisiteur de Chandalen, était agréable. La suspicion du chasseur était un fardeau, mais on pouvait le comprendre. Il semblait bien, finalement, que Richard et elle apportaient sans cesse des problèmes au Peuple d’Adobe. Cela dit, cet homme pensait qu’ils le faisaient sciemment, et cela irritait Kahlan. Elle en avait assez des ennuis qui paraissaient ne jamais vouloir finir. Aujourd’hui, décida-t-elle, mieux valait tout oublier et profiter du bonheur d’être ensemble.
Kahlan ayant dit à Richard qu’elle avait parfois tiré à l’arc, il l’avait incitée à en emprunter un, car le sien était trop grand pour qu’elle puisse l’armer. Ainsi, lui avait-il promis, il lui donnerait une leçon.
Les cibles installées par les chasseurs étaient restées en place, dressées comme des épouvantails dans la plaine. La comparaison n’avait rien d’absurde, car certaines étaient surmontées d’une boule d’herbe pour figurer une tête. Sur leur « ventre », un X dessiné avec une herbe de couleur différente tenait lieu de mouche. Richard jugeant ces X trop épais, il les dégraissa copieusement.
Ils se placèrent si loin des cibles que Kahlan les apercevait à peine – sans parler des fameux X ! Richard mit le protège-poignet de cuir que Savidlin lui avait fabriqué et tira flèche sur flèche jusqu’à ce que sa migraine ait disparu.
Calme et concentré, il ne faisait qu’un avec son arc. Kahlan sourit de le voir en si bonne forme, et jubila à l’idée qu’ils seraient bientôt unis. Voir ses yeux vierges des stigmates de la douleur lui emplissait le cœur de joie.
Ils approchèrent un peu pour qu’elle puisse tirer.
— Tu ne veux pas aller voir où se sont plantées tes flèches ?
— Je le sais, répondit le Sourcier en souriant. À toi, maintenant !
Kahlan tira quelques flèches.
Appuyé sur son arc, Richard la regarda attentivement.
Kahlan était encore une enfant la dernière fois qu’elle avait manié un arc. Après quelques minutes, son compagnon vint se placer derrière elle. Il lui passa les bras autour du torse, modifia la position de ses mains sur l’arc et saisit la corde entre ses doigts.
— Fais comme moi. Si tu pinces la flèche entre ton pouce et la première phalange de ton index, tu n’auras aucune puissance et très peu de stabilité. Tire la corde avec le majeur, l’annulaire et l’auriculaire et prends la flèche comme si tu voulais qu’elle coulisse entre ton pouce et ton index. Et sers-toi aussi de ton épaule pour bander l’arc. Inutile de vouloir ramener la flèche en arrière. Tire simplement la corde, et le projectile suivra le mouvement. Tu vois ? C’est mieux, non ?
— Surtout avec tes bras autour de moi !
— Un peu de concentration, mauvaise élève !
Kahlan visa et tira. Trouvant le résultat meilleur, Richard lui demanda de recommencer. Après quelques essais, elle eut l’impression d’avoir touché une fois le ballot de paille.
Elle tira de nouveau sur la corde, décidée à ce que l’arc ne tremble pas.
Richard choisit ce moment pour lui chatouiller l’estomac. Elle se tortilla en riant.
— Arrête ça ! cria-t-elle entre deux gloussements. Comment veux-tu que je tire quand tu me fais ça ?
— Tu devrais en être capable, fit le Sourcier en la lâchant.
— Que veux-tu dire ?
— Il ne suffit pas de savoir toucher sa cible. Un bon archer peut tirer dans toutes les circonstances. Si rire t’en empêche, quel effet te ferait la peur ? Toi et la cible, voilà tout ce qui doit exister. Rien d’autre n’importe. Il faut faire abstraction de tout.
» Quand un sanglier te charge, penser à ta peur ou à ce qui arrivera si tu le rates est exclu. Il faut savoir faire mouche sous la pression. Ou avoir à côté de toi un arbre facile à escalader !
— Richard, tu réussis ça parce que tu as le don. Moi, j’en suis incapable.
— Foutaises ! Le don n’a rien à voir là-dedans. C’est une pure affaire de concentration. Je vais t’aider en te parlant. Encoche une flèche.
Il se plaça de nouveau derrière elle, lui écarta les cheveux de la nuque et commença à murmurer pendant qu’elle tirait sur la corde. Il lui dit ce qu’elle devait sentir, comment respirer, où regarder et que voir. Bientôt, ses paroles semblèrent se volatiliser, chassées par les images qu’elles faisaient naître dans l’esprit de la jeune femme. Pour elle, il n’existait plus que trois choses : la flèche, la cible et cet étrange murmure.
Quand tout ce qui l’entourait eut disparu, le ballot de paille sembla grossir devant ses yeux, comme s’il voulait attirer la flèche. Les mots de Richard lui faisaient sentir et faire des choses qu’elle ne comprenait pas. Elle se détendit, expira à fond et resta immobile sans reprendre d’inspiration. Quand elle sentit la cible, elle relâcha la corde.
Tel un souffle d’air, la flèche quitta l’arc d’elle-même, comme si elle était animée d’une volonté propre. Dans un silence total, Kahlan vit l’empennage partir majestueusement et sentit la corde percuter son protège-poignet. Appelé par la cible, le projectile vola gracieusement et alla se ficher dans le X.
Alors, Kahlan sentit de l’air s’engouffrer de nouveau dans ses poumons.
Cela ressemblait aux moments où elle libérait son pouvoir d’Inquisitrice. C’était de la magie ! Celle de Richard. Ses mots, un pur enchantement, vous faisaient voir l’univers d’une nouvelle manière.
Comme si elle s’éveillait d’un rêve, Kahlan reprit conscience du monde qui l’entourait. Elle tituba un peu, se retourna et jeta les bras autour du cou de Richard, l’arc toujours serré dans sa main droite.
— Richard, c’est merveilleux ! La cible est venue à moi !
— Tu vois ? Je t’avais dit que tu pouvais le faire.
— Ce n’est pas moi, mais toi qui as réussi ce tir. Je tenais l’arc à ta place, voilà tout !
— Faux. C’est toi qui as tiré. Moi, j’ai montré à ton esprit comment il fallait procéder. C’est cela, enseigner. Je t’ai appris quelque chose, simplement… Essaie encore.
Toute sa vie, Kahlan avait été entourée de sorciers et elle connaissait leurs méthodes. Richard s’était adressé à elle avec son don, qu’il le veuille ou non.
À mesure qu’elle tirait, il lui parla de moins en moins. Sans ses mots pour la guider, se plonger dans l’état idoine devint plus difficile, mais elle y réussit de temps en temps. Quand elle y parvint sans son aide, elle le sentit. Comme il l’avait dit, c’était une affaire de concentration…
Lorsqu’elle commença à savoir faire abstraction du monde au moment de viser, il entreprit d’essayer de la distraire. D’abord, il lui massa l’estomac. Elle sourit, puis s’ordonna de cesser de penser à ces agaceries pour se concentrer sur ce qu’elle devait réussir. Après quelques heures, elle parvint à tirer correctement alors qu’il la chatouillait. Pas toujours, hélas… Mais sentir où la flèche devait aller était une expérience grisante.
— C’est de la magie, dit-elle. Prétends ce que tu veux, mais c’est bien de ça qu’il s’agit.
— Non. Tout le monde peut le faire. Les hommes de Chandalen tirent exactement comme ça. Tous les bons archers aussi. Ton esprit agit, je l’ai simplement aidé en lui montrant la voie. Si tu t’étais entraînée régulièrement, tu aurais découvert ça toute seule. Les choses que tu ignores ne sont pas toutes de la magie !
— Je ne suis pas convaincue, Richard Cypher. À toi de tirer ! Et à moi de chatouiller !
— Quand nous aurons mangé. Et que tu te seras entraînée encore un peu…
Ils piétinèrent un cercle d’herbe, comme pour se ménager un nid, puis s’étendirent sur le dos et dégustèrent des rouleaux de tava farcis en regardant les oiseaux tourner en rond dans le ciel. Se régalant de fruits secs en guise de dessert, ils burent l’eau délicieusement fraîche de leur gourde et se reposèrent un peu, protégés du vent par les hautes herbes environnantes.
Kahlan posa la tête sur l’épaule de Richard. Comme elle, devina-t-elle, il se demandait de quelle manière faire face à la situation.
— Pour me défendre contre les migraines, dit enfin Richard, je pourrais compartimenter mon esprit. Selon Darken Rahl, c’est ce qui m’a évité d’être brisé par Denna.
— Tu as parlé à Rahl ?
— Oui. Pour être franc, j’ai plutôt écouté son monologue. Il ma dit beaucoup de choses que je n’ai pas crues. Par exemple, que George Cypher n’était pas mon père… D’après lui, j’avais compartimenté mon esprit, et j’étais né avec le don. il a prétendu aussi qu’on m’avait trahi. À cause de la prédiction de Shota – Zedd et toi utilisant tous les deux votre magie contre moi – j’ai cru que c’était l’un de vous. Et je n’ai pas pensé un instant à mon frère !
» Si je compartimente de nouveau mon esprit, les migraines ne me tueront peut-être pas. Et si c’était ce que les Sœurs de la lumière veulent m’apprendre ? J’ai réussi une fois. Pourquoi pas deux ? Ainsi, je m’en tirerai vivant sans…
Il n’acheva pas sa phrase et se posa un bras sur les yeux.
— Kahlan, je n’ai peut-être pas le don. Il pourrait simplement s’agir de la Première Leçon du Sorcier.
— Que veux-tu dire ?
— Selon Zedd, presque tout ce que croient les gens est faux. La Première Leçon peut leur faire gober un truc parce qu’ils ont envie d’y croire, ou parce qu’ils ont peur que ce soit vrai. L’idée d’avoir le don m’angoisse, et ça risque de me faire penser que les Sœurs de la Lumière disent la vérité. Elles peuvent avoir des raisons de m’en convaincre alors que c’est faux. Conclusion : je n’ai peut-être pas ce foutu don !
— Richard, crois-tu pouvoir t’aveugler ainsi ? Pense à tous ceux qui affirment que tu as le don : Zedd, Darken Rahl, les Sœurs et même Écarlate.
— Écarlate ne sait pas de quoi elle parle, les Sœurs ne sont pas fiables et je n’aurais pas cru Darken Rahl s’il m’avait affirmé que l’eau mouille.
— Et Zedd ? Penses-tu qu’il raconte n’importe quoi ? Tu m’as dit que c’était l’homme le plus intelligent de ton entourage. En plus, c’est un sorcier du Premier Ordre. Le crois-tu capable de se tromper au sujet du don ?
— Il est faillible, comme tout le monde. Être intelligent ne signifie pas qu’on sait tout.
Kahlan réfléchit quelques instants à l’entêtement du Sourcier sur cette affaire de don. Elle aurait voulu que les choses soient comme il les désirait, mais la vérité demeurait…
— Richard, au Palais du Peuple, quand je t’ai touché avec mon pouvoir, nous avons tous pensé que ton esprit avait été emporté. Comment aurions-nous deviné que tu avais découvert un moyen de te protéger ? Ce jour-là, tu as récité le Grimoire des Ombres Recensées à Darken Rahl. Je n’en ai pas cru mes oreilles… Comment as-tu appris ce texte ?
— Quand j’étais jeune, mon père m’a amené à l’endroit où il avait caché le grimoire. Il l’avait volé à une bête, chargée de le surveiller par une personne cupide qui viendrait le récupérer un jour. Je sais à présent qu’il s’agissait de Darken Rahl. À l’époque, nous l’ignorions et mon père voulait mettre l’ouvrage à l’abri. Pour plus de sécurité, il m’a fait mémoriser le texte avant de le détruire. Je devais connaître tous les mots afin de les répéter un jour au gardien du grimoire. Il ne savait pas que c’était Zedd.
» Il m’a fallu des années pour apprendre ce texte. Mon père n’y a jamais jeté un coup d’œil, affirmant que j’étais seul à en avoir le droit. Quand j’ai eu terminé, nous avons brûlé le grimoire. Je n’oublierai jamais ce jour. Dans les flammes, nous avons vu danser d’étranges silhouettes. Il y avait aussi des lumières et des sons bizarres…
— De la magie…, murmura Kahlan.
— Sans doute… Mon père est mort parce qu’il avait préservé le grimoire de l’avidité de Darken Rahl. C’était un héros et il nous a tous sauvés.
Kahlan essaya de formuler le mieux possible ce qu’elle devait absolument dire.
— Zedd conservait le grimoire dans sa forteresse. Comment ton père se l’est-il procuré ?
— Il ne me l’a jamais dit.
— Richard, je suis née et j’ai grandi en Aydindril, où j’ai passé une grande partie de mon temps dans la forteresse. Elle est inexpugnable. Jadis, des centaines de sorciers y vivaient. À mon époque, il n’y en avait plus que six, et aucun du Premier Ordre. On n’entre pas dans ces lieux comme dans un moulin. J’y étais autorisée, comme toutes les Inquisitrices, afin de consulter certains ouvrages. Pour toute autre personne, l’accès était interdit par des protections magiques.
— Franchement, je ne sais pas comment mon père a fait. Mais il était malin, et il a dû trouver un moyen.
— Si le grimoire était conservé dans la forteresse, c’est possible… Des sorciers et des Inquisitrices allaient et venaient, et d’autres personnes étaient parfois autorisées à entrer. Quelqu’un aura peut-être réussi à s’y introduire en douce. Mais à l’intérieur aussi, certaines zones étaient interdites par la magie. Même à moi !
» Zedd a dit que le Grimoire des Ombres Recensées était conservé dans sa forteresse. Le fief du sorcier du Premier Ordre. Et ça change tout. Ce bâtiment fait partie du complexe, mais il en est isolé. J’ai marché le long de ses remparts. De là, on a une vue magnifique sur Aydindril. Et pendant ces promenades, je sentais la puissance des sorts de protection. J’en avais la chair de poule, Richard ! Et quand j’en approchais trop, mes cheveux se dressaient sur ma tête et crépitaient d’étincelles. Si j’insistais, une telle panique me submergeait que je ne pouvais plus forcer mes jambes à avancer…
» Depuis que Zedd a quitté les Contrées du Milieu, longtemps avant notre naissance, personne n’est entré dans son fief. Les autres sorciers ont essayé. Pour passer, il faut toucher une plaque de métal. On dit qu’elle est aussi glacée que le cœur du Gardien du royaume des morts ! Si la magie ne reconnaît pas le visiteur, elle refuse de lui céder le passage. Toucher la plaque sans être protégé par sa propre magie, ou trop approcher des sorts de garde, peut signifier la mort.
» Les sorciers ont tout essayé pour entrer. Le sorcier du Premier Ordre les ayant abandonnés, ils voulaient au moins savoir ce que contenait son fief. Aucun n’a réussi à poser la main sur la plaque. Si cinq sorciers du Troisième Ordre, et un du Deuxième, ont échoué, comment ton père a-t-il fait ?
— J’aimerais pouvoir te répondre, mais je n’en sais rien…
Kahlan répugnait à confirmer les angoisses de Richard, le privant ainsi de tout espoir, mais elle devait le faire. La vérité était la vérité ! Et il devait connaître celle-là, qui le concernait intimement.
— Richard, le Grimoire des Ombres Recensées était un livre magique.
— Ça, je n’en doute pas, après l’avoir vu brûler…
Kahlan tapota gentiment la main du jeune homme.
— Dans la forteresse, il y avait d’autres grimoires, moins importants. Les sorciers m’ont permis d’y jeter un coup d’œil. Quand je les consultais, une chose étrange se produisait, parfois après quelques lignes, ou au bout de quelques pages : j’oubliais instantanément ce que je venais de lire ! Impossible de me souvenir d’un seul mot. Si je revenais en arrière, le phénomène se reproduisait.
» Les sorciers me regardaient en souriant, puis éclataient de rire. Après plusieurs expériences de ce genre, j’ai osé demander une explication. Les grimoires, m’ont-ils dit, sont protégés par des sorts d’oubli intégrés à certains mots. Personne ne peut en lire un et le mémoriser, à part quelqu’un qui est né avec le don. Ce n’était pas le cas de ces six sorciers. Eux aussi oubliaient tout ce qu’ils lisaient. À part avec les grimoires mineurs, et parce qu’ils avaient reçu une formation.
» Zedd nous a dit que le Grimoire des Ombres Recensées était un des plus importants ! Richard, si tu n’avais pas le don, tu n’aurais pas pu l’apprendre par cœur. C’est incontournable ! Ton père devait le savoir, et c’est pour ça qu’il t’a choisi.
La tête toujours sur l’épaule du Sourcier, Kahlan sentit son souffle s’accélérer au moment où il assimila totalement les implications de ce qu’elle venait de dire.
— Richard, tu te souviens encore du texte ?
— À la virgule près…
— Bien que je taie entendu le réciter, je serais incapable de répéter le premier mot ! Les sorts d’oubli ont tout effacé de ma mémoire. Je ne sais plus ce que tu as fait pour vaincre Darken Rahl.
— Le Grimoire des Ombres Recensées comporte un avertissement. S’assurer de la véracité de ses phrases, quand elles sont prononcées par une autre personne que le détenteur des boîtes d’Orden – et non lues par celui-ci – exige le recours à une Inquisitrice… Rahl a cru que ton pouvoir m’avait emporté, et il me croyait incapable de mentir. J’ai dit la vérité, en omettant une partie importante, à la fin, pour qu’il choisisse la boîte d’Orden qui le tuerait.
— Tu vois ? Tu te souviens de tout ! Si tu n’avais pas le don, la magie t’en empêcherait. Richard, si nous voulons survivre à ça, il faut regarder la vérité en face. Tu as le don ! La magie est en toi ! Je suis navrée, mais c’est ainsi.
— Je voulais tellement me convaincre du contraire, que j’en suis devenu aveugle et sourd, soupira le Sourcier. Mais la vie ne marche pas comme ça… J’espère que tu ne me prends pas pour un idiot. Et je te remercie de m’aimer assez pour m’avoir ouvert les yeux.
— Tu n’es pas un idiot, mais l’homme que je veux épouser ! Nous trouverons une solution…
Kahlan embrassa le dos de la main de Richard. En silence, ils continuèrent à regarder le ciel grisâtre, un reflet parfait de l’humeur de la jeune femme.
— Je regrette que tu n’aies pas connu mon père, dit enfin Richard. C’était un homme exceptionnel. Et je ne m’étais jamais douté à quel point ! Il me manque beaucoup… Comment était le tien ?
— Mon géniteur était le partenaire de ma mère, une Inquisitrice. Ce n’était pas un père au sens habituel du terme. Touché par le pouvoir, il n’éprouvait plus aucun sentiment, à part de la dévotion pour ma mère. Il s’intéressait à moi uniquement pour lui plaire. Je n’étais pas une personne, à ses yeux, mais un appendice de l’Inquisitrice à qui il était lié.
Richard cueillit un brin d’herbe et le mâchonna pensivement.
— Qui était-il, avant qu’elle le choisisse ?
— Wyborn Amnell, le roi de Galea.
Le Sourcier se redressa sur un coude, les yeux écarquillés.
— Un roi ? Tu es la fille d’un roi ?
D’instinct, Kahlan adopta l’expression fermée et indéchiffrable qu’elle appelait son masque d’Inquisitrice.
— Mon père était le partenaire d’une Inquisitrice. Il n’y avait plus place en lui pour autre chose. Pendant que ma mère agonisait des suites d’une terrible maladie, il était constamment paniqué. Un jour, le sorcier et le guérisseur qui s’occupaient d’elle sont venus nous annoncer qu’il n’y avait plus rien à faire, que les esprits l’emporteraient bientôt très loin de ce monde…
» Avec un cri d’angoisse comme je n’en ai jamais entendu, mon père a porté les mains à sa poitrine, puis il s’est écroulé, raide mort.
— Kahlan, je suis désolé…, souffla Richard.
— C’était il y a si longtemps…
— Alors, avec cette ascendance, es-tu une reine, une princesse ou quelque chose dans ce goût-là ?
Kahlan sourit, consciente que tout cela devait paraître bien étrange au jeune homme. Il ignorait tant de choses sur son monde… et sur sa vie.
— Non. Je suis la Mère Inquisitrice, c’est tout. Pour nous, la lignée paternelle ne compte pas. (Elle se sentit gênée de diminuer ainsi le pauvre Wyborn. Ce n’était pas sa faute si sa mère l’avait choisi…) Veux-tu en savoir plus long au sujet de mon père ?
— Bien sûr… Je veux tout connaître de ta vie, et il y a une part de lui en toi.
Kahlan marqua une pause, se demandant comment le Sourcier allait réagir à ses révélations.
— Eh bien, lorsque ma mère la choisi, il était l’époux de la reine Bernadine.
— Elle a pris un homme marié ?
— Ce n’est pas aussi grave qu’il y paraît. Il s’agissait d’une union politique. Wyborn était un guerrier et un grand chef militaire. Le mariage a permis de fondre son royaume et celui de Bernadine, créant ainsi Galea. Il a fait ça pour protéger son peuple de voisins trop hostiles…
» Bernadine était une souveraine sage et respectée. Elle aussi a pensé à l’intérêt général. Mon père et elle ne s’aimaient pas. Mais ils ont donné au peuple de Galea une superbe princesse, Cyrilla, et un prince nommé Harold.
— Ainsi tu as une demi-sœur et un demi-frère.
— Si on veut… Mais pas dans le sens où tu l’imagines. Je suis une Inquisitrice, sans rapport avec la succession royale. J’ai rencontré Cyrilla et Harold. Tous les deux sont des êtres respectables. Cyrilla règne sur Galea depuis la mort de sa mère, il y a quelques années. Harold dirige l’armée, comme son père avant lui. Ils ne pensent pas à moi comme à une parente et je ne les vois pas ainsi non plus. Ma vraie famille, ce sont les Inquisitrices. Et la magie.
— Et ta mère ? Comment en est-elle arrivée là ?
— Elle venait d’être nommée Mère Inquisitrice et elle cherchait un partenaire fort qui lui donnerait une fille en pleine santé. Ayant entendu que Bernadine n’était pas heureuse en ménage, elle est allée lui parler. La reine lui a révélé qu’elle n’aimait pas Wyborn et qu’elle le trompait. Mais même si un autre homme faisait battre son cœur, elle respectait son mari, un guerrier et un chef de premier ordre, et ne permettrait pas que ma mère le touche avec son pouvoir.
» Alors que ma mère réfléchissait à ce qu’elle devait faire, Wyborn a surpris sa femme dans le lit de son amant. Il est passé très près de la tuer. Quand ma mère a appris la nouvelle, elle est retournée en Galea et a résolu le problème avant que Wyborn ajoute le meurtre de l’amant à la raclée qu’il avait flanquée à sa femme.
» Si une Inquisitrice peut redouter beaucoup de choses, être battue par son mari ne figure pas sur la liste.
— Il doit être dur de devoir choisir un compagnon qu’on n’aime pas.
— Je n’avais jamais espéré connaître l’amour, dit Kahlan en se blottissant contre Richard. Je regrette que ma mère n’ait pas eu ce bonheur.
— Et quel genre de père était Wyborn ?
— Pour moi, il s’agissait d’un parfait inconnu. Il n’éprouvait aucune émotion, sauf pour ma mère, et ce n’était pas de l’amour, mais de la dévotion. Elle lui a demandé de s’occuper de moi et de m’enseigner ce qu’il savait. Il l’a fait avec enthousiasme – mais pour elle, pas pour moi !
» Bien entendu, il m’a surtout parlé de l’armée. J’ai tout su sur la tactique de ses ennemis, l’art de voler la victoire à une armée plus forte et plus confiante, et, le plus important, de triompher et survivre en utilisant sa tête au lieu de se fier au règlement. Quand ma mère assistait à ces leçons, il lui demandait sans cesse si elle était satisfaite de sa façon d’enseigner. Elle répondait que oui. Ainsi, disait-elle, j’apprenais tout ce qu’il fallait sur la guerre. Et même si elle espérait que je n’aurais jamais besoin de ces connaissances, elles m’aideraient à survivre, le cas échéant.
» Pour Wyborn, la première qualité d’un guerrier était la cruauté. Il avait souvent vaincu en se montrant impitoyable. La terreur peut balayer la raison, et le rôle d’un bon chef est d’inspirer ce genre de sentiment à l’ennemi.
» Son enseignement m’a aidé à survivre quand les autres Inquisitrices furent assassinées. Grâce à lui, j’ai su tuer lorsque c’était nécessaire. Il m’a appris à ne pas avoir peur de faire ce qui s’impose quand on est menacé de mort.
» Pour cela, je l’ai aimé et détesté à la fois.
— Eh bien, dit Richard, je lui suis très reconnaissant de t’avoir appris à survivre. Sinon, tu ne serais pas avec moi aujourd’hui…
Kahlan tourna légèrement la tête pour regarder un petit oiseau qui pourchassait un corbeau.
— L’horreur, ce n’est pas les choses qu’il savait, mais les gens qui nous poussent à les faire pour ne pas mourir. Il n’a jamais cherché de querelles injustes à quiconque. Comment le blâmer d’avoir su vaincre lorsqu’il devait guerroyer ? Richard, je crois que nous devrions commencer à réfléchir à notre survie.
— Tu as raison, dit le Sourcier en enlaçant la jeune femme. Tu sais, j’étais en train de nous comparer à ces ballots de paille. Des cibles immobiles qui attendent passivement qu’une flèche les touche…
— Que devrions-nous faire ?
— Je n’en sais rien… Mais si nous ne bougeons pas, une flèche nous transpercera tôt ou tard. Les Sœurs de la Lumière reviendront. Pourquoi les attendre sans agir ? J’ignore ce qu’il faut faire, mais rester les bras croisés ne nous apportera rien.
— Zedd est peut-être notre seule chance.
— Si quelqu’un est susceptible de nous aider, c’est bien lui… Nous devrions aller le rejoindre.
— Et les migraines ? Si elles empirent pendant le voyage, sans Nissel à tes côtés pour te soulager ?
— Je sais… Mais il faut essayer. Sinon, je suis fichu.
— Alors, partons tout de suite. Sans attendre qu’une nouvelle catastrophe se produise.
— Nous filerons bientôt… D’abord, nous avons une chose importante à faire.
— Laquelle ?
— Nous marier ! Pas question de partir avant que j’aie vu la robe dont on n’arrête pas de me parler !
— Richard, je crois qu’elle sera magnifique ! Weselan sourit aux anges en cousant. Je suis impatiente que tu me voies dedans. Tu adoreras, j’en suis sûre !
— De cela, ma promise, je ne doute pas un instant…
— Tout le monde attend ça ! Un mariage, pour le Peuple d’Adobe, est un grand événement. Il y aura des danseurs, de la musique, des acteurs… Tout le village participera. Selon Weselan, il faudra au moins une semaine pour tout préparer, quand nous aurons donné le signal.
— Eh bien, le signal est donné, dit Richard en serrant Kahlan contre lui.
Ils s’embrassèrent, mais elle sentit qu’il avait de nouveau mal à la tête.
— Viens, allons tirer un peu, histoire que tu ailles mieux.
Ils commencèrent par aller récupérer leurs projectiles. Kahlan cria de joie quand elle vit qu’un de ses tirs avait fendu une flèche logée au centre de la cible par Richard.
— Attends un peu que la Garde Nationale entende parler de ça ! s’écria la jeune femme. Devoir remettre un ruban à la Mère Inquisitrice parce qu’elle a fendu une flèche ! Les officiers en seront verts ! D’ailleurs, ils feraient déjà une drôle de tête en me voyant tenir un arc !
Richard arracha les flèches de la cible en riant de bon cœur.
— Tu devrais continuer à t’entraîner. Ils risquent de ne pas te croire et d’exiger une démonstration. Au moins, pour cette flèche-là, ce n’est pas moi que Savidlin engueulera. (Il se tourna soudain vers Kahlan,) Qu’as-tu dit, hier soir, au sujet des quatuors ? Rahl les a envoyés avec un sort qui a empêché Zedd d’intervenir ?
— Oui, répondit Kahlan, très surprise par le changement de sujet. Sa magie était impuissante contre eux.
— C’est parce que Zedd contrôle seulement la Magie Additive, comme tous les sorciers nés avec le don. Darken Rahl était dans le même cas, mais il a appris à utiliser la Magie Soustractive. Zedd est sans défense face à ce pouvoir. Toi aussi. Les sorciers ont créé la magie des Inquisitrices, et ils n’ont pas pu leur donner ce qu’ils ne possédaient pas. Alors, comment as-tu réussi à tuer ces types ?
— Le Kun Dar… Il appartient à la magie des Inquisitrices, mais j’ignorais son existence jusque-là. Le déclencheur, c’est la fureur. Ces deux mots signifient « Rage du Sang ».
— Kahlan, tu sais ce que tu viens de dire ? Tu as recouru à la Magie Soustractive, sinon tu n’aurais pas vaincu ces tueurs. Ces hommes étaient protégés de la Magie Additive. Donc, tu as utilisé l’autre. Mais si les sorciers ont jadis créé ta magie, comment peut-elle avoir une composante soustractive ?
— Je n’en sais rien… Tu dois avoir raison, je suppose… En Aydindril, Zedd pourra peut-être nous expliquer tout ça.
— C’est possible, mais pourquoi les Inquisitrices contrôleraient-elles la Magie Soustractive ? Ça explique peut-être aussi l’éclair qui a tué le grinceur…
Richard, né avec le don, et elle, maîtrisant la Magie Soustractive… Deux idées terrifiantes. Kahlan frissonna, mais pas de froid.
Ils tirèrent à l’arc jusqu’au crépuscule. Les épaules et les bras en feu, l’Inquisitrice annonça qu’elle ne pourrait pas tendre la corde une fois de plus, même si sa vie en dépendait. Mais elle incita Richard à décocher encore quelques traits, afin qu’il échappe plus longtemps à ses maux de tête. Le regardant tirer, elle s’avisa qu’elle n’avait pas encore essayé de le distraire, alors qu’il lui avait promis de la laisser essayer.
— Nous allons voir si tu es aussi bon que tu le prétends, dit-elle en venant se placer derrière lui.
Quand il arma l’arc, elle lui chatouilla les côtes. Sans broncher, il tira avec sa précision habituelle. Mais il éclata de rire dès que la flèche eut quitté la corde. Kahlan continua à l’agacer… et fut incapable de le déconcentrer. Vexée, elle décida de passer à des manœuvres plus radicales.
Elle se plaqua contre son dos, ouvrit les trois premiers boutons de sa chemise, glissa la main dedans et lui caressa la poitrine. Sa peau était tendue sur ses muscles durcis. Une sensation de force. De chaleur. De puissance.
Elle ouvrit d’autres boutons pour pousser plus loin son exploration. Lui caressant le ventre d’une main, elle lui taquina la nuque de l’autre.
Richard continua à tirer.
Lorsqu’elle lui embrassa la nuque, Kahlan oublia qu’elle était censée faire ça pour le déconcentrer…
Le Sourcier tressaillit un peu… quand sa flèche se fut envolée. Puis il en encocha une autre. Ayant ouvert tous les boutons, Kahlan tira les pans de la chemise de la ceinture du jeune homme et lui caressa passionnément le torse des deux mains. Cela n’empêcha pas sa flèche de faire mouche.
La jeune femme ne parvenait pas à le perturber, mais son souffle s’accélérait. Elle décida qu’elle ne perdrait pas à ce jeu-là… et laissa sa main glisser plus bas.
— Kahlan ! Tu triches ! couina Richard.
Cette fois, son arc tremblait, et il s’efforça de le stabiliser.
Kahlan lui mordit délicatement le lobe de l’oreille.
— Je croyais que tu pouvais tirer quoi qu’il arrive, dit-elle en laissant glisser sa main encore plus bas.
— Kahlan… Ce sont des méthodes déloyales…
— N’essaie pas de te défiler ! Tu as dit ça, au mot près. Savoir tirer sous la pression… (Elle lui titilla l’oreille du bout de la langue.) Est-ce une pression suffisante, mon amour ? Peux-tu le faire ? Vas-tu réussir à tirer ?
— Kahlan… c’est de la triche…
L’Inquisitrice eut un rire de gorge et serra plus fort… ce qu’elle tenait. Richard gémit et lâcha la corde. À la voir s’envoler, Kahlan devina qu’ils ne retrouveraient jamais cette flèche-là.
— Tu as raté ton coup…, souffla-t-elle.
Le jeune homme se retourna et lâcha son arc. Rouge comme une pivoine, il emprisonna Kahlan dans ses bras.
— Tricheuse…, lâcha-t-il en lui embrassant l’oreille.
Kahlan gémit, électrisée par le contact de ses lèvres sur son oreille. Elle se serra contre lui quand il écarta ses cheveux et posa sa bouche sur son cou. Se cabrant, elle gémit de nouveau lorsqu’il la fit basculer en arrière, l’étendant sur l’herbe douce.
Avant que leurs lèvres se touchent, elle réussit à souffler « Je t’aime », puis s’abandonna à ses caresses.
Au moment où elle se demandait quand Richard se déciderait à lui rendre la monnaie de sa pièce, en matière d’audace exploratrice, il se releva d’un bond…
… et dégaina son épée.
Dans ses yeux, la colère de l’arme avait remplacé la passion. La note métallique que produisait invariablement l’épée retentissait encore aux oreilles de Kahlan…
Elle se releva sur les coudes.
— Richard, que se passe-t-il ?
— Quelque chose approche. Place-toi derrière moi. Vite !
L’Inquisitrice se releva, ramassa son arme et encocha une flèche.
— Quelque chose ? répéta-t-elle.
Dans le lointain, elle vit l’herbe onduler. Pourtant, le vent ne soufflait plus…